DOCERE

Christopher Lasch

« Celles qui débattaient pour ou contre la féminité ne se demandaient pas - question abstraite - si la nature avait établi une hiérarchie entre les sexes. Cette question aurait paru complètement dénuée de sens pour un esprit du Moyen Âge et du début de l'époque moderne. La question qui se posait alors n'était pas de savoir si la femme était l'égale de l'homme en termes abstraits, mais plutôt dans quelles relations sociales elle était son égale ou sa subalterne. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 42

« Quant aux satires, elles ne visaient pas tant les femmes en elles-mêmes que le constraste entre leurs status d'amantes et d'épouses. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 43

« Observons à présent les prétentions avancées par les femmes nobles qui affirmèrent leur droit au célibat dans l'Angleterre du dix-septième siècle. Il s'agissait pour la plupart de catholiques, ou d'anglicanes de la Haute Église, offusquées par la célébration protestante de la vie maritale, et pleines de ressentiment à l'égard du mépris croissant dont étaient l'objet les femmes célibataires. En réponse, elles cherchaient à restaurer l'estime morale autrefois réservée à la virginité. Elles déplorèrent la dissolution des monastères en Angleterre et s'efforcèrent de fournir aux femmes célibataires des substituts à ces salutaires institutions. Mary Ward, une catholique, créa une fondation pour les femmes célibataires avec l'aide de la reine Henriette-Marie. Elle ne niait pas que les « femmes [devaient] se soumettre à leur maris », de même qu'elle ne remettait pas en question les conventions sociales affirmant que « les hommes sont les chefs de l'Église, les femmes n'ont pas le droit d'administrer les sacrements ni de prêcher dans les églises publiques ». Elle insistait cependant sur le fait que les femmes étaient les égales des hommes sur le plan intellectuel, et qu'une vie consacrée à la piété et à l'étude avait autant de valeur que le mariage. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 53

« Autre influence du féminisme : le déclin de l'élément ludique dans la lutte des sexes. C'est le caractère hautement stylisé de cette compétition, plus que toute autre chose, qui distingue la polémique sexuelle moderne du jeu séculaire d'attirance et de répulsion auquel se livraient les jeunes gens, célébré tant dans la tradition courtoise que, avec plus de vigueur, dans la tradition aristocratique de la comédie érotique qui trouvait son expression dans les fabliaux, sur les scènes de la Restauration anglaise et dans les œuvres de Rabelais et de Molière. Ce n'est que lorsque la civilisation dans son ensemble devient plus sérieuse, pour reprendre les paroles de Huizinga – quand non seulement la loi et la guerre, le commerce, les techniques et la science, mais l'amour lui-même perdent contact avec le jeu; et quand même le rituel semble partager ce processus de dissociation –, que le vieux jeu d'amour commence à paraître terriblement sérieux23. À ce moment-là, il devient difficile de se rappeler qu'il n'en a jamais été autrement. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 66

« Dès le départ, il semblerait que l'Occident ait été capable d'imaginer que le mariage puisse reposer sur l'attirance sexuelle et le respect mutuel plutôt que sur la subordination sexuelle considérée comme la norme dans le reste du monde. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 69

« On nous le répète à l'envi : le coup de foudre constitue une base fort peu stable pour un mariage. Une communion de passe-temps et de goûts, un engagement mutuel au compromis, et la volonté d'admettre que les choses ne demeurent jamais en l'état, ont plus de chance de perdurer quand la passion s'affaiblit. Les amants ne devraient pas trop exiger l'un de l'autre. Il leur faut tenir compte de la possibilité que l'un d'eux en vienne à se lasser de l'autre. Attendre la fidélité, la permanence et un attachement immortel revient à courtiser la déception. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 73

« On considère en général que la « modernisation » du mariage entraîne une plus grande liberté de choix pour les jeunes, puisque les mariages arrangés cèdent la place aux mariages fondés sur l'amour. Si tel est le cas, alors les débuts de la « modernisation » en Angleterre et, dans ce cas précis, dans la majeure partie de l'Europe de l'Ouest eurent lieu à une époque extrêmement tardive, et, de plus, la proportion des personnes qui ne se mariaient jamais fut bien plus importante que dans d'autres régions du globe. Ces deux données indiquent que le mariage reposait sur le libre consentement des individus, à un degré nettement plus élevé que dans d'autres systèmes où les mariages sont pour ainsi dire universellement arrangés et où, dès lors, le mariage intervient à un âge peu avancé, et de façon quasi universelle.
     Et pourtant, la liberté en question fut l'objet d'attaques de plus en plus vigoureuses au moment même où la conception « moderne » du mariage commençait à prendre forme. Dans les premiers temps, la modernisation se présenta, à n'en pas douter, comme une attaque contre le « mariage forcé », comme un regain d'insistance sur l'importance du consentement parental, le besoin de prudence et de circonspection – mais aussi, notons-le, sur l'indissolubilité des liens du mariage. Elle prit la forme d'une longue lutte contre les pré-contrats et les mariages « clandestins » – partie intégrante d'une campagne générale, initiée par les réformateurs bourgeois, visant à imposer de nouveaux critères de moralité individuelle et de nouveaux modèles de discipline de travail, ainsi qu'à inculquer les vertus de l'épargne, du refus de la satisfaction immédiate, et de la prévoyance à une population qui s'accrochait obstinément à d'anciennes conventions. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 104-105

« Nombre d'historiens ont interprété le culte de la domesticité comme un pas en arrière dans la marche du progrès, une réaction contre les demandes révolutionnaires qui émergèrent durant les bouleversements politiques de la fin du dix-huitième siècle. Il importe donc de garder à l'esprit que féministes et antiféministes s'accordaient sur un point central : les femmes devaient se rendre utiles au lieu de cultiver l'art de l'attirance sexuelle. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 119-120

« Souvent interprété à tort, de nos jours, comme une idéologie destinée à confiner les femmes à la cuisine, le culte de la domesticité engendra une réflexion féministe chez des femmes qui ne s'estimaient pas nécessairement féministes elles-mêmes. On peut effectivement avancer que le féminisme ne devint une force importante que lorsqu'il eut maîtrisé l'idiome de la domesticité et appris à raisonner à partir de ses prémisses au lieu de prendre pour point de départ celles, abstraites, des droits des femmes. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 123

« Le travail bénévole plaisait aux femmes, à l'époque de son éclosion, en partie parce qu'il se combinait facilement avec les responsabilités domestiques, au contraire des emplois du temps rigides imposés par le travail rémunéré. En outre, ces responsabilités mêmes étaient moins pénibles qu'elles ne le devinrent par la suite, dans la mesure où la plupart de ces femmes pouvaient compter sur l'aide de serviteurs, de la belle-famille et de leurs proches, ainsi que sur leurs propres enfants. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 146

« Sans prôner le retour au ménage producteur, un féminisme digne de ce nom devrait insister sur une plus grande intégration entre l'existence professionnelle des gens et leur vie domestique. Plutôt que de consentir à la subordination de la famille par rapport au lieu de travail, il devrait chercher à remodeler le lieu de travail autour des besoins de la famille. Il devrait remettre en question l'idéologie de la croissance économique et de la productivité, ainsi que le carriérisme qu'elle engendre. Un mouvement féministe respectueux des victoires passées des femmes ne déprécierait pas les tâches ménagères, la maternité, ou les services civiques et de voisinage non payés. Il ne considérerait pas le salaire comme l'unique symbole du talent. Il exigerait la mise en place d'un système de production tourné vers l'utilité plutôt que le profit. Il mettrait en avant la nécessité, pour les gens, d'exercer des métiers honorables, qui se respectent, et non de se lancer dans des carrières prestigieuses rapportant certes des salaires élevés, mais les éloignant dans le même temps de leur famille. Au lieu de chercher à intégrer les femmes dans les structures existantes de l'économie capitaliste, il ferait appel aux problèmes des femmes pour plaider en faveur d'une transformation complète desdites structures. Il rejetterait non seulement la « mystique féminine », mais aussi celle du progrès technique et du développement économique. Il ne se soucierait plus de montrer combien il est « progressiste ». En rejetant le « progrès », naturellement, il dépasserait les bornes de l'opinion respectable – autrement dit, il deviendrait aussi radical qu'il prétend l'être aujourd'hui. »

— Christopher Lasch, Les femmes et la vie ordinaire, éd. Flammarion, p. 168-169